L’affacturage est un outil essentiel de financement des entreprises. Cependant, lorsqu’une créance cédée se révèle définitivement irrécouvrable, des mécanismes fiscaux complexes se mettent en place, soulevant une question juridique majeure : le factor peut-il réclamer à son adhérent le remboursement de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) qu’il lui a initialement avancée ?
Cet article décrypte le raisonnement juridique qui a mené la Cour de cassation à trancher cette délicate problématique contractuelle et fiscale dans sa décision du 22 octobre 2025.
1. Le Contexte de l’Affacturage et le Risque d’Irrécouvrabilité
L’affacturage est un contrat sui generis complexe par lequel un adhérent (l’entreprise) cède ses créances commerciales à un établissement spécialisé, le factor, qui se charge du recouvrement, garantit la bonne fin (en principe) et peut en assurer le financement anticipé.
Dans une affaire emblématique opposant la société Pro Living Group à la Société Générale Factoring (SGF), la société Pro Living avait cédé des factures, incluant la TVA, émises sur la société Alinéa. Le montant total cédé s’élevait à 1 433 895,92 euros TTC, dont 238 982,65 euros de TVA. Suite à la mise en liquidation judiciaire du débiteur (Alinéa) en octobre 2020, la SGF, ayant financé la créance TTC, s’est trouvée confrontée à l’impayé.
Le liquidateur ayant établi un certificat d’irrécouvrabilité, l’adhérent (Pro Living) a pu procéder à la régularisation fiscale et obtenir la restitution de la TVA qu’il avait initialement versée au Trésor public.
La Problématique juridique centrale était la suivante : La SGF, ayant avancé le montant TTC de la créance, pouvait-elle exiger de Pro Living la restitution de cette TVA récupérée ?
2. Le Rôle de la Subrogation Conventionnelle
Le contrat d’affacturage repose juridiquement sur le mécanisme de la subrogation conventionnelle ou de la cession de créance.
Le mécanisme de la subrogation : En vertu des articles 1346-1 et suivants du Code civil, le paiement par le factor (SGF) a pour effet de l’investir dans les droits de l’adhérent (Pro Living) contre le débiteur (Alinéa). Le factor devient alors créancier subrogé. L’article 1346-4 du Code civil stipule que la subrogation transmet au bénéficiaire la créance et ses accessoires, dans la limite de ce qu’il a payé, à l’exception des droits exclusivement attachés à la personne du créancier.
Le raisonnement de l’Affactureur (SGF) et de la Cour d’appel (19 juin 2024) : La Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement de première instance qui avait rejeté la demande du factor.
- Sur la créance et ses accessoires : La Cour d’appel a considéré que la créance cédée (TTC) appartenant intégralement au factor, toute somme réglée au titre de cette créance lui revenait en sa qualité de propriétaire. Par conséquent, par l’effet de la subrogation, la SGF disposait d’un droit d’action à l’encontre de l’adhérent, pour le montant exact qu’elle avait payé. Le factor estimait qu’il était fondé à demander le remboursement de la TVA car elle s’analysait comme un accessoire de la créance.
- Sur l’exclusion contractuelle : L’article 4 du contrat stipulait pourtant que le factor ne disposerait d’aucun recours contre le fournisseur « concernant le solde non payé d’une créance vendue ». La Cour d’appel a écarté cette clause, jugeant que le litige ne portait pas sur le « solde impayé d’une créance vendue » mais sur la restitution de la TVA suite à l’émission d’une facture rectificative. Pour la CA, la demande de remboursement était en réalité fondée sur le principe de la force obligatoire des contrats (Article 1103 du Code civil), en lien avec la rectification de la facture.
3. La cassation (22 octobre 2025)
Saisie d’un pourvoi par la société Pro Living, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 22 octobre 2025, a rétabli une distinction essentielle entre le paiement d’une créance (avec subrogation) et la qualité de redevable légal de la TVA.
Le Raisonnement Juridique de la Cassation :
- La Nature de la TVA : Le fait générateur de la TVA se produit au moment où la livraison ou la prestation de services est effectuée (Article 269 du CGI). L’adhérent (Pro Living), exerçant une activité de livraison de biens, devait s’acquitter de la TVA le mois de la livraison au client. Le droit d’obtenir la restitution de la TVA n’appartient légalement qu’à l’adhérent, qui est le redevable légal de la taxe.
- L’Effet Limité de la Subrogation : La Cour rappelle que si le paiement TTC par le factor le subroge dans les droits et actions du créancier, il n’a pas pour effet de le rendre redevable à l’égard de l’État du paiement de cette taxe.
- Le Droit de Réclamation : Le droit à la récupération de la TVA n’est pas un accessoire de la créance cédée au sens de l’article 1346-4 du Code civil qui se transmettrait automatiquement au factor.
En conséquence, la Cour de cassation pose le principe suivant, faisant jurisprudence :
« Si le paiement par l’affactureur d’une facture comprenant le prix d’un bien ou d’une prestation de service, augmenté de la taxe sur la valeur ajoutée y afférente, a pour effet de le subroger dans les droits et actions du créancier, il n’a pas pour effet de le rendre redevable à l’égard de l’Etat du paiement de cette taxe. Par conséquent, lorsque les créances correspondantes sont devenues définitivement irrécouvrables, il n’est pas fondé, sauf stipulation contraire du contrat d’affacturage, à réclamer au créancier la taxe dont celui-ci a obtenu le remboursement par application de l’article 272, 1. du code général des impôts ».
4. La Clause Contractuelle : L’Exception qui confirme la Règle
Le point crucial, soutenu par la doctrine administrative (BOFIP) et confirmé par la Cour de cassation, est que la possibilité pour le factor d’obtenir le reversement de la TVA récupérée par l’adhérent relève des seules relations contractuelles entre les parties.
Dans l’affaire Pro Living, le contrat ne contenait pas de stipulation claire permettant ce recours.
L’Avocate Générale, dans son avis, avait pourtant soutenu que, suite à la rectification de la facture (qui ne comporte plus de TVA), le remboursement demandé par le factor n’était pas fondé sur la subrogation, mais sur la force obligatoire du contrat (Article 1103 C. civ.), car le factor ne devait payer que la créance hors taxe, compte tenu de la facture rectificative émise par l’adhérent. Toutefois, la Cour de cassation a privilégié l’analyse fiscale et la nature non transmissible du droit de restitution via la subrogation.
Conclusion : Les Implications Pratiques
Pour les professionnels, les conclusions sont doubles et nécessitent une révision immédiate des clauses contractuelles :
- Rappel du Principe Légal : Le droit de récupérer la TVA sur une créance irrécouvrable est un droit exclusivement attaché à la personne du redevable légal (l’adhérent) et ne se transmet pas automatiquement au factor par l’effet de la subrogation.
- Impératif Contractuel : Si le factor souhaite obtenir la restitution de la TVA qu’il a avancée lorsque l’adhérent la récupère des services fiscaux (Article 272 CGI), il est impératif que cette obligation de reversement soit clairement et expressément stipulée dans le contrat d’affacturage.
En l’absence d’une telle stipulation, le factor n’a aucun fondement légal pour réclamer ces sommes, même s’il a avancé le montant TTC de la créance. Cet arrêt met donc en évidence la prépondérance de la volonté contractuelle sur la théorie générale de la subrogation dans ce domaine fiscalo-financier spécifique.



