Devoir de vigilance du Banquier et investissements atypiques : affaire Fraso c. BNP Paribas – Com. 19 novembre 2025, n°24-18.534

Le rôle du banquier en tant que teneur de compte et prestataire de services de paiement est régulièrement mis à l’épreuve face à l’augmentation des fraudes sophistiquées. L’affaire opposant la SAS Fraso et M. [F] [W] à la SA BNP Paribas illustre parfaitement les contours complexes du devoir de vigilance et de mise en garde, culminant dans un arrêt de cassation majeur qui en redéfinit les limites.

Cet article retrace les étapes de cette saga judiciaire, de l’indemnisation partielle en appel à la cassation finale.

1. Contexte : une fraude massive suite à une vente immobilière

La société Fraso, dont l’activité est l’administration et l’exploitation de biens immobiliers, était cliente de la BNP Paribas depuis 2008. L’affaire prend racine à l’automne 2020, lorsque Fraso vend les murs d’un supermarché, encaissant la somme exceptionnelle de 3.484.518,32 euros le 25 septembre 2020.

M. [F] [W], dirigeant de Fraso, âgé de 78 ans à l’époque, est alors entré en relation via internet avec des individus qui se présentaient comme des conseillers financiers des sociétés Cabi (française) et Alpha Patrimoine (luxembourgeoise). Ces personnes lui ont proposé des investissements frauduleux promettant des rendements exorbitants (10,56 %, 18 % pour des supports financiers et 15 % pour des chambres d’EHPAD).

Entre le 9 octobre et le 31 décembre 2020, la société Fraso a réalisé neuf virements bancaires pour un montant total de 1.601.600 euros. Ces fonds étaient destinés à des comptes ouverts en Pologne, aux Pays-Bas et au Portugal, au profit de bénéficiaires tels que JR Corporate, Gentle & Beyond, ou Omecad INV. Bien que les sociétés Cabi et Alpha Patrimoine aient des activités légales, leurs identités et références commerciales avaient été usurpées.

Face à l’impossibilité d’accéder à ses comptes et l’absence d’interlocuteurs, M. [W] a déposé plainte pour escroqueries en janvier et février 2021. Par la suite, des alertes concernant l’utilisation frauduleuse des noms de Cabi et Alpha Patrimoine ont été émises par la société OCP et la CSSF (Commission de surveillance du secteur financier) en 2021.

2. L’arrêt d’appel : manquement au devoir de vigilance mais partage de responsabilité

Assignée en responsabilité et indemnisation pour manquement à son devoir d’assistance, de mise en garde et de vigilance, la BNP Paribas a été initialement relaxée par le Tribunal de Commerce de Bayonne dans son jugement du 24 avril 2023 (RG : 2022002271).

La société Fraso et M. [W] ont interjeté appel de cette décision.

2.1 La décision de la Cour d’Appel de Pau

La Cour d’appel de Pau, 2ème Chambre – Section 1, a rendu son arrêt le 6 juin 2024 (N° RG 23/01434 – N° Portalis DBVV-V-B7H-IQ6R, Numéro 24/1896).

La Cour d’appel a infirmé le jugement de première instance, retenant la responsabilité contractuelle de la banque sur le fondement de l’article 1231-1 du Code civil.

Le raisonnement principal de la Cour reposait sur le caractère manifestement inhabituel et exceptionnel des virements :

  1. Montant et Fréquence : Neuf ordres de virement massifs (totalisant 1.601.600 euros, mais la perte retenue était de 1.473.356 euros) réalisés dans un laps de temps très bref (entre octobre et décembre 2020).
  2. Incohérence Intellectuelle : Le transfert rapide et massif vers des comptes ouverts en Pologne (parfois au nom de la société Fraso elle-même, qui n’avait aucune activité ou intérêt connu dans ce pays ou à l’international, à l’exception d’un restaurant sénégalais) conférait aux ordres un caractère « manifestement inhabituel et doublé d’une anomalie intellectuelle », d’autant plus que le dirigeant était âgé de 78 ans.
  3. Devoir de Vigilance : La banque ne pouvait exécuter ces ordres sans interroger sa cliente sur la cohérence et la sûreté de ces opérations, même si elles étaient formellement régulières.

Toutefois, la Cour d’appel a reconnu la faute de la société Fraso, qui avait contribué à son propre préjudice en négociant imprudemment des placements aux rendements exorbitants, sans entretien physique ni conseil extérieur.

La faute de la banque a donc été qualifiée de perte de chance de détecter la fraude. La Cour a évalué cette perte à 50 % du capital détourné (1.473.356 euros), soit la somme de 736.678 euros. Cependant, en raison de la contribution de la société Fraso à hauteur de 50 % de son propre préjudice, la BNP Paribas fut condamnée à payer à Fraso la somme de 368.339 euros à titre de dommages et intérêts.

M. [W] a été débouté de sa demande d’indemnisation, car il avait « largement contribué à son propre préjudice ».

2.2 La Cassation : l’exigence d’une anomalie apparente

La BNP Paribas a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de Pau. La Cour de cassation, dans son arrêt du 19 novembre 2025, a cassé la décision de la Cour d’appel.

Le régime applicable (rejet du premier moyen)

La banque avait soulevé que le régime de responsabilité contractuelle de droit commun (article 1231-1 du Code civil) aurait dû être écarté au profit du régime exclusif du Code monétaire et financier (CMF) concernant les services de paiement. La Cour de cassation a rejeté ce moyen, rappelant que le régime du CMF s’applique uniquement aux opérations de paiement non autorisées ou mal exécutées. Étant donné que les virements étaient authentiques, autorisés et régulièrement exécutés, l’application du droit commun (article 1231-1 du Code civil) était justifiée.

Le devoir de non-immixtion et l’anomalie apparente (succès du second moyen)

Cependant, la Cour de cassation, s’appuyant sur l’article 1231-1 du Code civil, a donné raison à la banque sur son second moyen, concernant le devoir de vigilance.

La Cour de cassation a rappelé que le banquier est tenu à l’obligation de non-immixtion dans les affaires de son client et ne doit l’alerter qu’en présence d’anomalies apparentes aisément décelables par un professionnel normalement diligent.

Bien que la Cour d’appel ait relevé le caractère « inhabituellement exceptionnel » et « l’anomalie intellectuelle » des virements (transfert massif et rapide vers la Pologne, pays où Fraso n’avait pas d’activité connue, de la part d’un dirigeant âgé), la Cour de cassation a jugé que ces motifs étaient impropres à caractériser l’existence d’anomalies apparentes.

En effet, la Cour de cassation a relevé que :

  • La société Fraso disposait sur son compte d’une somme très supérieure au montant des virements.
  • Elle possédait d’importants actifs immobiliers.
  • Les banques destinataires des fonds étaient reconnues et implantées dans des États de l’Union européenne.

En l’absence d’anomalies apparentes répondant à la définition stricte exigée par la jurisprudence, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.

La décision de la Cour de Cassation

En conséquence, la Cour de cassation, Chambre commerciale, financière et économique, par son Arrêt n° 582 FS-B du 19 novembre 2025 (Pourvoi n° S 24-18.534, ECLI:FR:CCASS:2025:CO00582), a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’appel de Pau du 6 juin 2024, et a renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Bordeaux.

Conclusion : les limites du devoir de vigilance

Cette décision de la Cour de cassation souligne la distinction cruciale entre un virement simplement « inhabituel » (en raison du montant ou du destinataire international) et un virement présentant une anomalie apparente. L’anomalie apparente est celle qui révèle, au regard des pratiques du client, que l’ordre est manifestement irrégulier ou frauduleux pour un banquier normalement diligent.

Dans ce cas, malgré l’importance des sommes et la rapidité des transferts après un encaissement exceptionnel, la Cour a estimé que le banquier, ayant connaissance de la situation financière solide de son client (plusieurs actifs immobiliers et fonds disponibles), ne pouvait pas être tenu de s’immiscer dans ses choix d’investissement, aussi imprudents soient-ils (placements à taux trop élevés).

Il semblerait que la jurisprudence de la Chambre commerciale se resserre en faveur des Banques sur la question du caractère anormal des opérations. Désormais, pour que la responsabilité du banquier soit engagée sur le fondement de son devoir de vigilance, la Chambre commerciale semble exiger un indice d’irrégularité plus fort que la simple incohérence ou l’inhabitualité des montants ou des destinations, dès lors que l’ordre est authentique et bien exécuté.

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