Manquement au devoir de vigilance du banquier face aux anomalies intellectuelles : partage de responsabilités 70/30 (CA Grenoble, ch. civ. sect. a, 9 sept. 2025, n° 24/00638)

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 9 septembre 2025 (n° 24/00638) est une confirmation majeure de l’équilibre jurisprudentiel entre le devoir de prudence du client, même victime d’une escroquerie, et l’obligation persistante de vigilance de l’établissement bancaire. Confirmant intégralement le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Grenoble le 18 décembre 2023, cette décision, qui implique la Caisse d’Épargne et de Prévoyance Rhône Alpes (CE), énonce clairement les critères permettant de retenir la responsabilité du banquier même lorsque les ordres de paiement ont été expressément autorisés par l’utilisateur.

L’enjeu portait sur la réparation d’un préjudice financier de 234.906 € résultant de 43 virements frauduleux effectués par M. [N] entre janvier et août 2021.

I. Le régime de responsabilité applicable

La Cour d’appel de Grenoble rappelle de manière didactique le régime applicable dans ce type de litige.

Si les opérations sont considérées comme « non autorisées » ou « mal exécutées », la responsabilité du prestataire de services de paiement (PSP), la société CE, ne peut être recherchée que sur le fondement spécifique des articles L.133-18 à L.133-24 du Code monétaire et financier (CMF). La banque se défendait fort logiquement sur ces dispositions en insistant sur son rôle de simple prestataire de service de paiement, sans devoir de conseil, d’information ou de mise en garde. Elle soutenait qu’elle avait l’obligation d’exécuter les ordres de M. [N] sous peine d’engager sa propre responsabilité.

Toutefois, ainsi que la Cour de cassation l’a réaffirmé (Cass. com., 12 juin 2025, n° 24-10.168 ; Cass. com., 12 juin 2025, n° 24-13.697), le devoir de vigilance des Banques fondé sur le droit commun est toujours applicable lorsque le régime spécial des opérations de paiement ne permet pas d’engager la responsabilité de la banque, notamment lorsque les opérations sont considérées comme autorisées. C’est justement sur ce fondement que portait le débat devant la Cour d’appel.

II. Le devoir de vigilance

L’argument principal soulevé par la Caisse d’Épargne reposait sur le principe de non-immixtion, selon lequel le banquier ne doit pas interférer avec les affaires de ses clients, même si ceux-ci s’engagent dans un acte inopportun ou dangereux, ou susceptible de les mener à leur ruine. De plus, M. [N] avait autorisé les opérations, y compris en utilisant le dispositif d’authentification forte SECUR PASS pour ajouter les bénéficiaires et en se déplaçant physiquement en agence pour effectuer un virement, attestant ainsi de sa volonté d’agir.

Néanmoins, la Cour confirme que le principe de non-ingérence s’articule nécessairement avec le devoir de vigilance du banquier. La responsabilité de la banque, bien qu’elle ne soit pas tenue à une obligation de conseil dans ce contexte, doit être appréciée uniquement au regard de l’exercice de ce devoir de vigilance.

L’Appréciation des Anomalies Intellectuelles

Le devoir de vigilance impose au banquier d’agir « un banquier suffisamment prudent et diligent face à des faits anormaux manifestement litigieux ». La vérification doit porter sur le fait que l’opération n’est pas manifestement irrégulière ou inhabituelle dans la pratique du client.

L’évaluation s’opère selon des critères jurisprudentiels précis, définissant l’anomalie intellectuelle :

  1. Le montant des opérations ;
  2. Leur fréquence ;
  3. La destination des fonds ;
  4. Le profil du client.

III. La Preuve du Manquement et les Anomalies Flagrantes

En l’espèce, la Cour de Grenoble a relevé des anomalies intellectuelles flagrantes qui auraient dû alerter la Caisse d’Épargne :

  • Multiplicité et Montant : M. [N] a réalisé 43 virements au profit de comptes tiers en moins de huit mois (entre le 23 janvier 2021 et le 10 août 2021). Le montant total de 234.906 € correspondait à 70% du patrimoine de M. [N].
  • Destruction d’Épargne : Un fait particulièrement marquant fut la clôture, le 25 juin 2021, de son Plan Épargne Logement (PEL), ouvert en 2013, et le virement de la totalité du solde (66.173,34 €) sur un autre compte. Ce sont également ajoutées la liquidation d’une assurance-vie et des vols de chèques.
  • Invraisemblance du Motif : Le mail adressé par M. [N] à sa conseillère le 10 mai 2021 expliquait que les fonds servaient à débloquer des sommes liées à l’héritage d’un certain M. [Y] décédé au Burkina Faso. La Cour a jugé l’objectif poursuivi par M. [N], tel qu’il ressortait de ce courriel, comme étant d’une invraisemblance manifeste.

En s’abstenant d’intervenir face à cette situation, la société CE a manqué à son obligation de vigilance et a ainsi engagé sa responsabilité.

IV. Le Partage de Responsabilité : Une Répartition 70/30

Malgré la faute de la banque, la Cour a confirmé le partage de responsabilité établi par le Tribunal judiciaire de Grenoble.

La Faute du Client (30%)

La Cour a qualifié le comportement de M. [N] d’imprudent et irresponsable. Le client a répondu au courriel d’une personne inconnue sur la base d’une promesse « absolument douteuse de partage d’un héritage ouvert à l’étranger ».

M. [N] a tenté de plaider que son âge (73 ans à la date des faits), sa situation de veuvage et de retraite justifiaient une plus grande vigilance de la banque. Cependant, la Cour a expressément rejeté cet argument, estimant que ces trois éléments ne pouvaient être retenus pour justifier une vulnérabilité non établie au moment des faits.

La Faute du Banquier (70%)

Le partage 70% (Banque) / 30% (Client) a été retenu car le comportement de M. [N] n’était pas la cause exclusive de son dommage.

Le facteur déterminant fut que dès que la banque a signalé la situation au fils de M. [N] (en août 2021), les virements ont immédiatement cessé. La Cour en déduit qu’une intervention plus précoce de la banque aurait pu éviter une partie importante de l’escroquerie.

La société CE a donc été condamnée à verser à M. [N] la somme de 149.580,13 € en réparation de son préjudice financier.

Le Rejet du Préjudice Moral

La Cour a également confirmé le rejet de la demande de M. [N] au titre du préjudice moral. En effet, en l’absence de démonstration spécifique d’un préjudice moral et le préjudice financier ayant été réparé en tenant compte du comportement fautif du client, cette demande n’a pas été retenue.


Foire Aux Questions (FAQ) – Escroquerie par Virement et Devoir de Vigilance Bancaire

Cette FAQ s’adresse aux personnes victimes d’une escroquerie par virement qu’elles ont elles-mêmes autorisé.

Quel est le régime légal applicable si j’ai été victime d’une escroquerie par virement ?

Le régime de responsabilité applicable est celui du droit des services de paiement, soit les articles L.133-18 et suivants du Code monétaire et financier (CMF). Ce régime est exclusif et prime sur le droit civil classique (article 1231-1 du Code civil).

Ma banque peut-elle être tenue responsable si j’ai autorisé les virements et utilisé l’authentification forte (ex. SECUR PASS) ?

Oui. Le fait d’avoir autorisé les opérations et utilisé l’authentification forte ou de s’être déplacé en agence ne décharge pas la banque de son devoir de vigilance. La responsabilité de la banque est appréciée uniquement au regard de ce devoir.

Qu’est-ce qu’une « anomalie intellectuelle » caractérisant le manquement de la banque ?

C’est une situation qui aurait dû alerter un banquier prudent et diligent. Les critères incluent :

  • La fréquence ou la multiplicité inhabituelle des virements (comme les 43 virements réalisés par M. [N]).
  • L’importance du montant des opérations, notamment si elles représentent une part significative du patrimoine du client (70% dans l’affaire).
  • L’invraisemblance de l’objet ou de la destination des fonds (comme l’histoire d’héritage étranger douteuse mentionnée dans le courriel du client).

Est-ce que le principe de non-immixtion autorise la banque à ignorer les signes d’escroquerie ?

Non. La banque est tenue par le principe de non-immixtion, qui l’empêche d’interférer dans les affaires de ses clients, même si ces actes sont inopportuns. Cependant, ce principe s’articule obligatoirement avec le devoir de vigilance qui exige de vérifier que l’opération n’est pas manifestement irrégulière ou inhabituelle.

Mon âge ou ma situation personnelle (retraite, veuvage) peuvent-ils exonérer ma responsabilité ?

Non. Dans cette décision, la Cour d’appel a expressément statué que l’âge (73 ans), le veuvage ou la situation de retraité ne suffisent pas, à eux seuls, à justifier une vulnérabilité non établie au moment des faits et à dédouaner le client de sa part de responsabilité.

Pourquoi la responsabilité est-elle souvent partagée et comment est justifié le pourcentage ?

La responsabilité est partagée lorsque le comportement imprudent du client (le fait d’avoir donné suite à la fraude) n’est pas considéré comme la cause exclusive du dommage. Le partage est justifié si l’on peut démontrer qu’une intervention précoce de la banque, même face à une opération autorisée, aurait pu stopper ou limiter le préjudice. Dans cette affaire, le partage a été fixé à 70% pour la banque et 30% pour le client.

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RGPD :

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