Prêts inter-entreprises régime et sanctions (art. L.511-6 CMF)

Dans l’écosystème entrepreneurial, le soutien financier entre sociétés peut apparaître comme une démarche naturelle, visant à faciliter des opérations ou à surmonter des défis conjoncturels. Pourtant, derrière cette apparente simplicité, se déploie un cadre juridique d’une complexité notable en France. La législation encadre rigoureusement les opérations de crédit, confiant cette activité à un monopole strict des établissements de crédit et sociétés de financement. Si des dérogations existent pour les prêts inter-entreprises, prévues notamment par l’article L. 511-6 du Code monétaire et financier, celles-ci sont conditionnées par des critères précis, tels que l’existence d’un lien économique réel et justifié entre les parties ou des exigences de durée. Une nuance fondamentale, et souvent mal interprétée, concerne les répercussions d’un prêt qui ne respecterait pas ces conditions : son illicéité ne signifie pas, par principe, son annulation. Cette distinction a des implications concrètes, maintenant l’obligation pour l’emprunteur de rembourser les sommes dues, même si le prêteur s’expose à d’autres risques.

Le monopole bancaire : un principe de protection

En France, l’activité habituelle de prêt est, sauf exception, du ressort exclusif des établissements de crédit et sociétés de financement. Ce « monopole bancaire » a pour objectif de protéger le public et d’assurer la stabilité du système financier. L’article L. 511-5 du Code monétaire et financier interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit ou une société de financement d’effectuer des opérations de banque à titre habituel. Une opération de crédit est définie comme tout acte par lequel une personne, à titre onéreux, met ou promet de mettre des fonds à la disposition d’une autre personne, ou prend un engagement par signature dans l’intérêt de celle-ci.

Il existe toutefois des dérogations à ce monopole, comme les délais ou avances de paiements entre clients et fournisseurs, les avances sur salaires, ou encore le financement participatif. Et, plus récemment, les prêts inter-entreprises.

Les prêts inter-entreprises : un cadre strictement défini

La possibilité pour les entreprises de s’accorder des prêts de trésorerie entre elles a été introduite par l’article 167 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, dite « loi Macron ». Ce mécanisme vise à renforcer les liens et la solidarité entre partenaires économiques, en permettant aux entreprises en excédent de trésorerie d’aider celles en manque de liquidité. Cela peut se faire notamment pour garantir la pérennité d’un partenaire stratégique, sécurisant ainsi son approvisionnement ou ses débouchés commerciaux.

Cependant, ces prêts sont strictement encadrés et soumis à des conditions précises par l’article L. 511-6 3 bis du Code monétaire et financier et le décret n° 2016-501 :

  • Type de sociétés éligibles (prêteur) : Initialement, il devait s’agir de sociétés par actions (SA, SAS) ou de sociétés à responsabilité limitée (SARL) dont les comptes étaient certifiés par un commissaire aux comptes. La Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 (Loi Pacte) a élargi cette possibilité à toute société commerciale.
  • Activité accessoire : Le prêt doit être consenti « à titre accessoire à leur activité principale ».
  • Durée du prêt : Initialement « à moins de deux ans ». La Loi Pacte a étendu cette durée potentielle à moins de trois ans.
  • Nature des emprunteurs : Les bénéficiaires doivent être des micro-entreprises, des petites et moyennes entreprises (PME), ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI). Leurs seuils sont définis par le nombre de salariés et le chiffre d’affaires ou le total bilan.
  • Lien économique justifié : C’est un point crucial, précisé par l’article R 511-2-1-1 du code monétaire et financier. Ce lien peut résulter de diverses situations :
    • Appartenance à un même groupement ou projet, par exemple un groupement d’intérêt économique (GIE), un groupement attributaire d’un marché public ou privé, ou un projet ayant bénéficié d’une subvention publique impliquant les deux parties.
    • L’entreprise emprunteuse est sous-traitante de l’entreprise prêteuse.
    • L’entreprise prêteuse est une cliente significative de l’emprunteur, avec des achats annuels d’au moins 500 000 euros ou représentant au minimum 5% du chiffre d’affaires de l’emprunteur.
    • Lien indirect via une entreprise tierce dont les deux sont clients ou fournisseurs significatifs, avec les mêmes seuils.
    • L’entreprise prêteuse a consenti une concession de licence (brevet, marque, franchise) ou une location-gérance à l’emprunteuse.
  • « Bonne santé » économique du prêteur : Le prêteur doit remplir des conditions financières sur les deux derniers exercices, à savoir avoir des capitaux propres supérieurs au capital social, un excédent brut d’exploitation supérieur à 0, et une trésorerie nette supérieure à 0.
  • Montant du prêt : L’ensemble des prêts octroyés doit faire l’objet d’une attestation annuelle par le commissaire aux comptes de l’entreprise prêteuse. Le montant ne doit pas dépasser 50% de la trésorerie nette (ou 10% au niveau du groupe consolidé), avec des plafonds allant jusqu’à 10 millions d’euros pour les PME, 50 millions d’euros pour les ETI, et 100 millions d’euros pour les grandes entreprises. Des limites sont également fixées pour l’ensemble des prêts accordés à une même entreprise.
  • Autres limites : L’octroi d’un tel prêt ne peut pas imposer des délais de paiement non conformes aux plafonds légaux. Le transfert de risque par la cession du prêt n’est pas permis, notamment à un organisme de titrisation. Le prêt ne doit pas créer une situation de dépendance économique pour l’emprunteur.

Ce dispositif offre une solution alternative au financement bancaire, mais n’a pas vocation à remplacer le crédit classique et doit être utilisé avec prudence pour éviter toute relation de dépendance excessive.

La distinction cruciale : illicéité du prêt et nullité du contrat

C’est l’un des points les plus importants et souvent mal compris de ce régime. Une opération de prêt effectuée en méconnaissance des articles L. 511-5 et L. 511-6 du CMF est considérée comme illicite. Cependant, et c’est une nuance juridique fondamentale, cette illicéité ne suffit pas, à elle seule, à entraîner la nullité du contrat de prêt.

Plusieurs décisions de justice l’ont clairement établi :

  • L’arrêt de la Cour de cassation du 15 juin 2022 (Cass. com., 15 juin 2022, n° 20-22.160, Publié au bulletin, société Fuchs Lubrifiant France) :
  • Dans cette affaire, la société Fuchs avait consenti une « avance sur remises » (un prêt) à la société Back to Bike, qui s’engageait à acheter des lubrifiants. La Cour d’appel de Paris avait annulé le volet relatif au prêt.
  • La Cour de cassation, bien qu’elle ait finalement cassé l’arrêt pour un motif procédural (l’absence de mise en cause du liquidateur du débiteur principal), a rappelé un principe essentiel : « Le seul fait qu’une opération de crédit ait été conclue en méconnaissance de cette interdiction n’est pas de nature à en entraîner l’annulation ». La Cour d’appel avait violé l’article L. 511-5 CMF en prononçant la nullité uniquement sur ce fondement. Cela signifie que même si la société Fuchs pratiquait habituellement ce type de prêts en dehors du monopole bancaire, rendant l’opération illicite, cela ne justifiait pas la nullité du contrat lui-même.
  • L’arrêt de la Cour d’appel de Riom du 15 janvier 2025 (CA Riom, 15 janv. 2025, no 24/00111, Selarl Pharmacie du [Adresse 2] contre SAS BHG Conseils) :
  • La Selarl Pharmacie du [Adresse 2] a interjeté appel d’un jugement qui la condamnait à rembourser un prêt de 150 000 euros consenti par la SAS BHG Conseils, demandant la nullité du contrat en arguant de l’absence de lien économique suffisant et du non-respect de la durée légale. La Pharmacie avait cessé de payer les échéances.
  • La Cour d’appel de Riom a confirmé que le prêt était illicite au regard de l’article L. 511-5 du CMF. Elle a jugé que la simple relation de prestation de services mensuelle (875 euros HT) ne suffisait pas à caractériser le lien économique justifiant un prêt de 150 000 euros, et que la durée (plus de 2 ans) n’était pas respectée à l’époque des faits.
  • Néanmoins, la Cour d’appel a expressément jugé que cette illicéité n’était pas de nature à entraîner la nullité de ce contrat de prêt.
  • En conséquence, la Selarl Pharmacie du [Adresse 2] a été condamnée à rembourser les 150 000 euros et les intérêts, ainsi qu’à payer des frais supplémentaires.

En substance : même si un prêt est accordé en dehors des conditions légales et est donc qualifié d’illicite, l’emprunteur reste tenu de rembourser le capital et les intérêts convenus. L’illicéité du prêt peut entraîner des sanctions (pénales, disciplinaires) pour le prêteur qui ne respecte pas le monopole bancaire, mais elle n’exonère pas l’emprunteur de ses obligations contractuelles.

Attention toutefois, l’illicéité du prêt peut entraîner des sanctions pénales : la méconnaissance du monopole bancaire est punie de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 € d’amende (article L 571-3 du code monétaire et financier).

Implications pour Votre Entreprise

La prudence est de mise pour toute opération de prêt inter-entreprises :

  • Pour le prêteur : Il est impératif de respecter scrupuleusement l’ensemble des conditions fixées par l’article L. 511-6 3 bis du CMF (lien économique, durée, caractéristiques des parties, montants, etc.). Une opération illicite vous expose à des risques et des sanctions pénales, même si le prêt reste valide et doit être remboursé.
  • Pour l’emprunteur : N’oubliez pas que, même si le prêt que vous recevez ne respecte pas toutes les conditions légales (par exemple, si le lien économique n’est pas clairement établi ou si la durée est inappropriée), vous restez légalement tenu de rembourser le capital et les intérêts. L’illicéité du prêt ne constitue pas une porte de sortie à vos obligations financières. Soyez également conscient que l’activité de crédit n’est pas sans risque, et que le prêteur n’est pas forcément un professionnel disposant des outils d’appréciation de la solvabilité.

Conclusion

Le cadre juridique des prêts inter-entreprises en France est un équilibre délicat entre la nécessité de protéger le monopole bancaire et la volonté de faciliter les échanges financiers au sein de l’écosystème entrepreneurial. Les exceptions sont possibles, mais elles sont entourées de conditions rigoureuses. La leçon majeure des récentes décisions de justice est claire : l’illicéité d’un prêt n’entraîne pas, en principe, sa nullité.

FAQ : Les Prêts Inter-Entreprises en France

Qu’est-ce qu’un prêt inter-entreprises et est-ce légal en France ?

Un prêt inter-entreprises est une opération par laquelle une société prête de la trésorerie à une autre. En France, l’activité habituelle de prêt est normalement réservée aux banques (le monopole bancaire). Cependant, la loi Macron de 2015 a introduit une dérogation spécifique pour les prêts entre entreprises, les rendant légaux sous des conditions très strictes.

Quelles sont les conditions clés pour qu’un prêt entre sociétés soit conforme à la loi ? Pour qu’un prêt inter-entreprises soit conforme à l’article L. 511-6 du Code monétaire et financier, plusieurs critères sont essentiels:

  • Il doit être accessoire à l’activité principale du prêteur.
  • Sa durée ne doit pas excéder trois ans.
  • Les emprunteurs doivent être des micro-entreprises, PME ou ETI.
  • Un lien économique justifié est crucial entre les parties (ex: sous-traitance, client significatif, appartenance à un même groupement ou projet).
  • Le prêteur doit attester d’une bonne santé financière sur les deux derniers exercices (capitaux propres > capital social, excédent brut d’exploitation > 0, trésorerie nette > 0).
  • Le montant du prêt est encadré par des plafonds et doit être attesté annuellement par le commissaire aux comptes.

Un prêt inter-entreprises qui ne respecte pas les règles est-il automatiquement annulé ?

Non, et c’est un point juridique fondamental et souvent mal compris. Si un prêt inter-entreprises est accordé en méconnaissance des conditions légales, il est qualifié d’illicite. Cependant, cette illicéité n’entraîne pas, par principe, la nullité du contrat de prêt. Des décisions de justice, comme celle de la Cour de cassation du 15 juin 2022, l’ont clairement établi : le simple fait qu’une opération de crédit soit conclue en méconnaissance du monopole bancaire n’est pas suffisant pour entraîner son annulation.

Quels sont les risques et sanctions pour la société prêteuse si le prêt est illicite ?

Même si l’emprunteur doit rembourser le prêt (voir Q3), la société prêteuse s’expose à des risques et sanctions pénales importantes si le prêt est jugé illicite. La méconnaissance du monopole bancaire est passible de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 € d’amende (article L. 571-3 du Code monétaire et financier). Il est donc impératif pour le prêteur de respecter scrupuleusement l’ensemble des conditions fixées par la loi pour éviter ces conséquences graves.

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