Escroqueries aux crypto-monnaies : comprendre la compétence et la loi applicable dans les litiges bancaires transfrontaliers

En tant qu’avocat en droit bancaire, je vous propose un éclairage sur une décision de la Cour d’appel de Paris qui aborde des questions cruciales pour les victimes d’escroqueries, notamment celles impliquant des crypto-monnaies et des établissements bancaires internationaux. Cette décision met en lumière les subtilités de la compétence juridictionnelle et de la détermination de la loi applicable en cas de litiges transfrontaliers.

CA Paris, pôle 5 ch. 6, 3 juil. 2024, n° 23/17847

Les escroqueries à l’investissement, particulièrement dans le domaine des crypto-monnaies, sont malheureusement de plus en plus fréquentes. Lorsque ces escroqueries impliquent des transferts de fonds entre des banques situées dans différents pays, la question de savoir quel tribunal est compétent et quelle loi s’applique devient un défi majeur. Une décision de la Cour d’appel de Paris (Pôle 5 chambre 6, 3 juillet 2024, n° 23/17847) offre une illustration intéressante sur ces points.

Contexte de l’Affaire

L’affaire concernait Monsieur [P] [E], victime d’une escroquerie à l’investissement en crypto-monnaies. Il avait effectué une série de virements depuis son compte à La Banque Postale (France) vers un compte ouvert à la Santander Bank Polska (Pologne). Estimant que les deux banques avaient manqué à leurs obligations de vigilance et de surveillance dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), Monsieur [P] [E] a assigné les deux établissements en responsabilité.

En première instance, le Tribunal judiciaire de Paris avait rejeté l’exception d’incompétence soulevée par Santander Bank Polska, mais avait déclaré l’action de Monsieur [P] [E] prescrite, retenant l’application de la loi polonaise. Monsieur [P] [E] a interjeté appel de cette décision.

Deux Questions Centrales : Compétence et Loi Applicable

La Cour d’appel de Paris a eu à se prononcer sur deux points fondamentaux :

  1. La compétence des juridictions françaises.
  2. La loi applicable au litige et, par conséquent, la prescription de l’action.

1. La Compétence des Juridictions Françaises : La Notion de Connexité

Monsieur [P] [E] soutenait que les juridictions françaises étaient compétentes, notamment en raison de la connexité des actions intentées contre les deux banques. Il invoquait l’article 8, paragraphe premier, du règlement (UE) n° 1215/2012, dit « Bruxelles I Bis », qui permet d’attraire plusieurs défendeurs devant la juridiction du domicile de l’un d’eux si les demandes sont si étroitement liées qu’il est nécessaire de les juger ensemble pour éviter des solutions inconciliables.

  • L’argument de Monsieur [P] [E] : Les deux banques, La Banque Postale et Santander Bank Polska, avaient concouru à la réalisation de son préjudice en n’exerçant « aucun contrôle ni aucune vigilance ». Les demandes se rapportaient aux « mêmes faits », tendaient à des « fins identiques » et posaient des « questions communes » nécessitant des réponses coordonnées pour éviter des décisions inconciliables.
  • La position de Santander Bank Polska : Elle contestait cette connexité, arguant que les faits générateurs des fautes reprochées étaient distincts (exécution de virements pour La Banque Postale, manquements à l’ouverture de compte pour Santander) et qu’il n’y avait ni identité de faits, ni de fondements juridiques, ni de lois applicables. Elle affirmait qu’il n’y avait pas de risque de décisions inconciliables.
  • La Décision de la Cour d’Appel : La Cour d’appel a confirmé la compétence des juridictions françaises, rejetant l’exception d’incompétence soulevée par Santander Bank Polska.
    • Elle a jugé que les actions en responsabilité contre les deux banques étaient connexes.
    • Les demandes se rapportaient aux mêmes faits (perte des fonds suite à l’escroquerie entre le 28 mai et le 21 septembre 2018) et tendaient à des fins identiques.
    • Elles posaient des questions communes, notamment sur la matérialité et l’étendue du préjudice, l’analyse des causes du dommage et la responsabilité éventuelle de chaque société.
    • La Cour a souligné qu’il était nécessaire de les juger ensemble pour éviter tout risque de solutions inconciliables, peu important que les demandes puissent être fondées sur des lois différentes.
    • De plus, Santander Bank Polska, ayant ouvert un compte recevant des virements « susceptibles d’avoir un caractère frauduleux » depuis la France, « pouvait s’attendre à être attraite devant les juridictions françaises ».

Cette décision illustre une interprétation souple de la notion de connexité, facilitant la centralisation des litiges complexes impliquant plusieurs défendeurs européens.

2. La Loi Applicable et la Prescription de l’Action : L’Article 4 du Règlement « Rome II »

Une fois la compétence établie, la Cour a dû déterminer la loi applicable à l’obligation non contractuelle de Santander Bank Polska, ce qui aurait un impact direct sur la prescription de l’action.

  • Le Principe (Règlement Rome II) : L’article 4, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 864/2007, dit « Rome II », dispose que la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit.
  • L’Argument de Monsieur [P] [E] : Il plaidait pour l’application de la loi française, arguant que le dommage financier s’était réalisé directement sur son compte bancaire en France, où il était domicilié.
  • La Position de Santander Bank Polska : La banque polonaise soutenait l’application de la loi polonaise. Pour elle, le fait dommageable, c’est-à-dire la perte des fonds, s’était produit en Pologne, au lieu des détournements allégués, sur le compte destinataire.
  • La Décision de la Cour d’Appel : La Cour a confirmé que la loi polonaise était applicable.
    • Elle a jugé que le lieu de survenance directe du dommage était la Pologne, où « l’appropriation des fonds s’est produite ».
    • La seule circonstance que les effets de cette appropriation aient été ressentis en France (compte de départ) était insuffisante pour justifier l’application de la loi française.
    • La Cour a insisté sur le fait que l’action invoquait les obligations de la banque polonaise envers sa propre cliente, détenant un compte en Pologne, sur le fondement de la directive LCB-FT.
    • Par conséquent, la loi polonaise devait être appliquée pour déterminer la responsabilité délictuelle de la banque.

La Conséquence : L’Action est Prescrite

Appliquant le droit polonais (article 442 §1 du code civil polonais), la Cour a constaté que le délai de prescription pour une action en réparation de dommage est de trois ans à compter du jour où la victime a eu connaissance du dommage et de la personne responsable. Ce délai ne peut excéder dix ans à compter de la date du fait générateur du dommage.

  • Les virements litigieux de Monsieur [P] [E] dataient de septembre 2018, le dernier étant le 21 septembre 2018.
  • L’assignation introductive du litige n’a été requise que le 11 octobre 2022.
  • Étant donné que l’action a été introduite plus de trois ans après les virements, et en l’absence de preuve contraire de Monsieur [P] [E] concernant le point de départ du délai ou toute action interruptive, la Cour a confirmé la prescription de l’action.

Monsieur [P] [E] a ainsi été débouté de ses demandes et condamné aux dépens d’appel.


Points Clés à Retenir pour les Victimes et les Professionnels

  • Connexité facilitée pour la compétence : La jurisprudence continue d’interpréter largement la connexité en matière de compétence juridictionnelle (Règlement Bruxelles I Bis), permettant de regrouper des actions contre plusieurs banques, même si leurs responsabilités potentielles découlent de faits distincts ou de lois différentes. Ceci est une bonne nouvelle pour les victimes qui peuvent ainsi intenter une seule action.
  • Lieu du dommage déterminant pour la loi applicable : Pour la loi applicable (Règlement Rome II), le lieu du dommage est celui où les fonds ont été concrètement appréhendés ou détournés, et non le compte de départ de la victime ou son lieu de résidence. Cela signifie qu’en cas d’escroquerie transfrontalière, la loi du pays de la banque destinataire des fonds est souvent celle qui s’appliquera, ce qui peut avoir des conséquences majeures sur les délais de prescription ou les fondements de responsabilité.
  • Vigilance sur les délais de prescription : Chaque pays a ses propres règles de prescription. La décision souligne l’importance d’agir rapidement. La prescription de trois ans en droit polonais, appliquée en l’espèce, est un exemple de la rigueur des délais.

En conclusion, cette décision de la Cour d’appel de Paris offre des enseignements précieux sur la manière dont les juridictions françaises appréhendent les litiges bancaires complexes liés aux escroqueries internationales. Elle rappelle la nécessité pour les victimes d’agir avec célérité et de s’entourer de conseils juridiques spécialisés pour naviguer les règles parfois complexes de compétence et de loi applicable en droit international privé.

Voici une FAQ détaillée et pédagogique, à portée générale, sur les virements frauduleux effectués vers l’étranger, en se basant sur les informations contenues dans les sources et notre conversation.


FAQ : Virements Frauduleux Internationaux – Compétence Juridictionnelle et Loi Applicable

Cette FAQ explore les enjeux juridiques clés pour les victimes de virements frauduleux transfrontaliers, en s’appuyant sur un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris concernant une escroquerie aux crypto-monnaies. Elle vise à éclairer la manière dont les juridictions déterminent quelle loi appliquer et quel tribunal est compétent dans de telles situations.

Quel est le contexte général des escroqueries par virement transfrontalier ?

Les escroqueries par virement transfrontalier impliquent souvent une victime effectuant des transferts d’argent depuis son compte bancaire national vers un compte à l’étranger, sous l’influence de fraudeurs. Ces fonds sont alors détournés. Le cas étudié concernait par exemple une escroquerie à l’investissement dans les crypto-monnaies, où la victime a effectué de nombreux virements depuis sa banque française vers un compte polonais de la banque réceptrice. La victime cherche généralement à engager la responsabilité des banques impliquées pour manquement à leurs obligations de vigilance.

Quelle juridiction est compétente pour juger un litige concernant un virement frauduleux international ?

La détermination de la juridiction compétente est une étape cruciale dans les litiges transfrontaliers.

  • Principe de « pluralité de défendeurs » (Règlement Bruxelles I Bis) : Si plusieurs banques sont mises en cause, notamment la banque émettrice (dans le pays de la victime) et la banque réceptrice (à l’étranger), le Règlement (UE) n° 1215/2012, dit « Bruxelles I Bis », est souvent utilisé. L’article 8, paragraphe 1, de ce règlement permet à une personne domiciliée dans un État membre d’être attraite devant la juridiction du domicile de l’un des défendeurs.
  • Critère de la « connexité » des demandes : Pour que cette règle s’applique, les demandes contre les différents défendeurs doivent être liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions inconciliables. Dans l’affaire analysée, la Cour d’appel de Paris a jugé que les actions en responsabilité contre la banque française (La Banque Postale) et la banque polonaise (Santander Bank Polska) étaient connexes, car elles se rapportaient aux « mêmes faits » (la perte des fonds), tendaient à des « fins identiques » et posaient des « questions communes ».
  • Interprétation souple de la connexité : Il est important de noter que cette connexité peut être reconnue même si les demandes sont éventuellement fondées sur des lois différentes ou si les faits générateurs reprochés à chaque banque sont distincts (par exemple, l’exécution des virements pour une banque et les manquements lors de l’ouverture du compte pour l’autre). La jurisprudence tend à une interprétation souple des règles de compétence en cas de pluralité de défendeurs. Ainsi, une banque étrangère peut se voir attraite devant les juridictions françaises si un co-défendeur est domicilié en France et qu’il y a un lien de connexité.

Quelle loi nationale s’applique pour déterminer la responsabilité en cas de virement frauduleux international ?

Une fois la juridiction compétente déterminée, il faut savoir quelle loi nationale s’appliquera au fond du litige (par exemple, pour déterminer si les banques ont commis une faute et quel est le délai de prescription).

  • Principe du « lieu de survenance du dommage » (Règlement Rome II) : Pour les obligations non contractuelles (comme la responsabilité délictuelle d’une banque pour manquement à son devoir de vigilance), la loi applicable est celle du pays où le dommage survient. C’est ce que prévoit l’article 4, paragraphe 1, du Règlement (CE) n° 864/2007, dit « Rome II ». Il est précisé que cette loi s’applique « quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent ».
  • Application au virement frauduleux : Dans le cas analysé, la Cour a estimé que le lieu de survenance directe du dommage était la Pologne, car c’est là que « l’appropriation des fonds s’est produite » sur le compte du destinataire. Le fait que les effets du dommage aient été ressentis en France par la victime (sur son compte de départ) n’a pas suffi à justifier l’application de la loi française.
  • Conséquence : Cela signifie que, dans de nombreux cas de virements frauduleux transfrontaliers, la loi du pays de la banque réceptrice des fonds sera celle qui sera appliquée pour apprécier la responsabilité de cette banque. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’action invoque les obligations de la banque réceptrice à l’égard de sa propre cliente (celle qui détient le compte frauduleux) en vertu des directives anti-blanchiment (LCB-FT).

Quelles sont les implications du droit applicable sur les délais pour agir (prescription) ?

La loi applicable déterminée par le Règlement Rome II a une incidence directe sur le délai dont dispose la victime pour intenter son action en justice, c’est-à-dire le délai de prescription.

  • Variabilité des délais : Les délais de prescription varient considérablement d’un pays à l’autre.
  • Exemple du droit polonais : Dans l’affaire examinée, la loi polonaise (article 442 §1 du code civil polonais) prévoit que l’action en réparation du dommage causé par un délit se prescrit par trois ans à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage et de la personne responsable. Ce délai ne peut toutefois excéder dix ans à compter de la date du fait générateur du dommage.
  • Conséquence pour la victime : L’action de Monsieur [P] [E] a été déclarée prescrite car les virements frauduleux dataient de septembre 2018, et l’assignation n’a été délivrée que le 11 octobre 2022, soit plus de trois ans après. La Cour a ainsi confirmé la décision de première instance de déclarer l’action irrecevable pour cause de prescription.

Quels sont les principaux enseignements de cette décision pour les victimes de virements frauduleux internationaux ?

Cette décision de la Cour d’appel de Paris offre plusieurs leçons importantes pour les victimes :

  • Agir avec célérité : Les délais de prescription peuvent être courts, comme les trois ans en droit polonais. Il est impératif d’agir rapidement après avoir pris connaissance du dommage et de l’identité des responsables présumés pour éviter que l’action ne soit déclarée prescrite.
  • Compétence des juridictions françaises facilitée : Grâce à une interprétation souple de la connexité, il est souvent possible d’attraire plusieurs banques (française et étrangère) devant les juridictions françaises, ce qui simplifie la procédure pour la victime.
  • Loi du pays de destination déterminante : Il faut anticiper que la loi applicable au fond du litige sera très probablement celle du pays où les fonds ont été effectivement reçus et détournés, et non la loi du pays de résidence de la victime ou de sa banque émettrice. Cela peut entraîner l’application de règles de responsabilité ou de prescription différentes de celles du droit français.
  • Importance du conseil juridique spécialisé : Compte tenu de la complexité du droit international privé (détermination de la compétence et de la loi applicable) et des courts délais de prescription, il est fortement recommandé de consulter un avocat spécialisé dans les litiges transfrontaliers dès que l’escroquerie est identifiée.

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