Le 19 novembre 2025, la Chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation a rendu un arrêt important (n° 587 F-B) dans une affaire opposant la société Patrimoine conseil, conseillère en investissement financier, à la société Financière Gotreau, marquant une étape clé dans le contentieux lié à la tristement célèbre SICAV Luxalpha. Cette affaire met en lumière les exigences strictes de la loi française concernant l’étendue des mandats de démarchage bancaire et financier.
Les faits : un investissement dangereux dans le sillage de la fraude Madoff
L’affaire débute le 22 décembre 2005, lorsque la société Patrimoine conseil (également connue sous l’enseigne Anthea), intermédiaire en opérations financières, signe un mandat de démarchage avec la société Rothschild & Cie Gestion (RCG). Ce mandat autorisait Patrimoine conseil à démarcher des clients pour la souscription de parts et actions d’Organismes de Placement Collectif de Valeurs Mobilières (OPCVM) référencés par RCG. La liste de ces OPCVM devait être consultable et mise « à jour périodiquement en fin de mois » sur le serveur internet de RCG.
Le 1er décembre 2006, la société Financière Gotreau investit une somme significative (environ 6 000 000 euros) dans des titres de la SICAV Luxalpha (Société d’Investissement à Capital Variable de droit luxembourgeois) sur proposition de Patrimoine conseil.
Or, ce fonds d’investissement luxembourgeois créé par UBS, avait massivement investi dans le système frauduleux de Bernard Madoff, vaste escroquerie sous la forme d’une « pyramide de Ponzi ». Lorsque la fraude Madoff a éclaté en 2008, le fonds s’est effondré, entraînant des pertes énormes pour les investisseurs.
La société Financière Gotreau a subi une perte d’investissement de 3 594 000 euros et a par la suite perçu 1 581 142,88 euros du Fonds des victimes [J].
La responsabilité de Patrimoine Conseil : le démarchage illicite
Le litige s’est cristallisé autour du point de savoir si Patrimoine conseil était autorisée, via son mandat, à commercialiser spécifiquement la SICAV Luxalpha.
La décision de la Cour d’Appel de Rennes (CA Rennes, 2 avril 2024, RG n° 20/04278)
Le tribunal judiciaire de Rennes avait initialement condamné Patrimoine conseil à payer 2 609 877,57 euros en 2020. En appel, la Cour de Rennes a infirmé partiellement cette décision.
- Le Manquement au Mandat : La Cour d’appel a rappelé l’article L. 341-13 du Code monétaire et financier, qui interdit au démarcheur de proposer des produits pour lesquels il n’a pas reçu d’instructions expresses de son mandant. Patrimoine conseil, bien qu’affirmant que la SICAV Luxalpha figurait sur la liste des OPCVM référencés par RCG, s’est trouvée dans l’impossibilité de produire le tableau des OPCVM référencés à jour à la date de l’investissement (1er décembre 2006).
- Agir Hors Mandat : Faute de justifier d’un mandat exprès pour ce produit spécifique, la Cour d’appel a jugé que Patrimoine conseil était réputée avoir agi hors mandat. Le démarchage était donc illicite et avait participé de la perte de l’investissement. La cour a écarté l’analyse des « preuves extrinsèques » (telles que l’exécution des ordres par RCG ou les commissions reçues) pour prouver l’existence du mandat exprès.
- Dommages et Intérêts (Perte d’Investissement) : Patrimoine conseil fut condamnée à restituer l’intégralité de la perte d’investissement après déduction des indemnités déjà reçues par Financière Gotreau du Fonds des victimes [J], soit 2 012 857,12 euros.
- Manque à Gagner : La Cour d’appel a également accordé à Financière Gotreau la somme de 200 000 euros au titre du manque à gagner. Elle a estimé que si l’investissement n’avait pas eu lieu, Financière Gotreau aurait pu être orientée vers un placement de type SICAV sans risque, permettant d’espérer une rémunération de l’ordre de 100 000 euros par an sur la période de décembre 2006 à décembre 2008.
Il est à noter que la Cour d’appel a rejeté les autres griefs de manquement aux obligations d’information et de conseil, estimant qu’ils n’étaient pas générateurs d’un préjudice certain. La faillite étant due à l’escroquerie, les informations sur les risques n’auraient pas pu porter sur la fraude, révélée seulement le 12 décembre 2008.
La décision de la Cour de Cassation (Cass. Com. 19 novembre 2025, 19 novembre 2025, n° 24-16.094)
La société Patrimoine conseil s’est pourvue en cassation, remettant en cause le raisonnement de la Cour d’appel concernant l’étendue du mandat.
Confirmation de la faute pour démarchage illicite
La Cour de cassation, examinant le pourvoi principal, a statué que la Cour d’appel avait exactement déduit que Patrimoine conseil avait agi hors mandat et commis une faute engageant sa responsabilité délictuelle. Elle a réaffirmé qu’il appartenait au démarcheur (Patrimoine conseil) d’établir avoir reçu mandat pour distribuer les produits proposés. L’impossibilité de produire le tableau des OPCVM référencés à la date d’acquisition de la SICAV Luxalpha justifiait ce constat. Le moyen soulevé par Patrimoine conseil sur ce point n’a pas été retenu.
Cassation sur le manque à gagner
Toutefois, la Cour de cassation a examiné le pourvoi incident de la société Financière Gotreau, qui contestait la limitation de l’indemnisation du manque à gagner.
La Cour de cassation a rappelé le principe de la réparation intégrale du préjudice (Article 1382 ancien du code civil). Elle a reproché à la Cour d’appel de s’être limitée à indemniser Financière Gotreau pour la période allant de décembre 2006 à décembre 2008 (soit 200 000 euros), sans justifier en quoi la perte de chance de percevoir les sommes qu’un autre placement aurait générées aurait cessé à cette dernière date.
En conséquence, la Cour de cassation a cassé et annulé partiellement l’arrêt de la cour d’appel, uniquement en ce qui concerne la limitation de la condamnation au titre du manque à gagner. L’affaire sera renvoyée devant la cour d’appel de Rennes, autrement composée, pour revoir le calcul de cette indemnisation.
Les leçons de l’affaire
Cette affaire est un rappel sévère pour tous les intermédiaires en opérations financières :
- Exigence du Mandat Exprès Écrit : Même si un mandat général pour une catégorie de produits (OPCVM/SICAV) existe, l’étendue exacte des produits autorisés à la commercialisation doit être prouvée, conformément aux « instructions expresses » exigées par l’article L. 341-13 du CMF.
- Preuve du Référencement : L’incapacité de Patrimoine conseil à produire la liste actualisée des OPCVM référencés, même si celle-ci était autrefois consultable en ligne, a été fatale.
- Réparation Intégrale : La Cour de cassation insiste sur le fait que l’indemnisation de la perte de chance doit replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée sans la faute, et doit être justifiée sur toute la durée pertinente, et non limitée arbitrairement.



