En tant que chef d’entreprise, vous êtes fréquemment confrontés à la nécessité de recourir à des financements pour développer votre activité. Ces opérations impliquent très souvent des garanties, et le cautionnement personnel du dirigeant est une pratique courante. Mais attention, si le cautionnement est un outil précieux, il représente aussi un engagement lourd de conséquences sur votre patrimoine personnel. La loi, et plus particulièrement la jurisprudence, a développé des règles pour protéger la caution, notamment via l’exigence de proportionnalité de l’engagement.
Comprendre ces règles est essentiel, que vous soyez la caution d’un emprunt pour votre société ou que vous demandiez un cautionnement à un tiers (par exemple, dans le cadre d’une location ou d’une garantie fournisseur). L’ordonnance du 15 septembre 2021 a profondément réformé le droit des sûretés, dont le cautionnement. Si les nouvelles règles s’appliquent depuis le 1er janvier 2022 pour l’essentiel, les anciens articles du Code de la consommation continuent de régir les cautionnements conclus avant cette date, et les décisions de la Cour de cassation rendues entre 2022 et 2025 apportent des éclaircissements très utiles. C’est sur ces enseignements récents, portant souvent sur l’ancien droit mais dont la logique reste pertinente, que nous allons nous concentrer.
Pourquoi l’Exigence de Proportionnalité ?
L’idée de départ, née d’une loi de 1989 (dite loi Neiertz), était de protéger les particuliers s’engageant comme caution pour des crédits à la consommation ou immobiliers. Cette protection a ensuite été étendue, par une loi de 2003, à tout cautionnement conclu par une personne physique au profit d’un créancier professionnel. L’objectif est simple : éviter qu’une personne physique ne s’engage à garantir une dette dont le montant est manifestement hors de portée de ses moyens financiers au moment où elle signe l’engagement.
Ancienne Loi vs Nouvelle Loi : Ce Qui Change (et Ce Qui Ne Change Pas Vraiment en Pratique)
La réforme de 2021 a remplacé les anciens articles (L. 314-18, L. 341-4, L. 313-10, L. 332-1 du Code de la consommation) par l’article 2300 du Code civil. Les deux changements majeurs apportés par l’article 2300 sont :
- Le moment de l’appréciation : Désormais, la disproportion est appréciée uniquement au jour de la conclusion de l’engagement. L’ancien droit prévoyait une « échappatoire » pour le créancier : si, au moment où la caution était appelée à payer, son patrimoine lui permettait finalement de faire face à l’obligation, le créancier pouvait se prévaloir du cautionnement même s’il était initialement disproportionné. Cette possibilité, dite du « retour à meilleure fortune », a disparu avec la nouvelle loi.
- La sanction : Sous l’ancien droit, la sanction de la disproportion était l’impossibilité pour le créancier de se prévaloir du cautionnement. Avec la nouvelle loi, la sanction est une réduction judiciaire du cautionnement au montant pour lequel la caution aurait pu s’engager à la date de la signature.
Même si la nouvelle loi est en vigueur, les litiges concernant les cautionnements antérieurs (signés avant le 1er janvier 2022) continuent de faire l’objet de décisions. C’est pourquoi les précisions apportées par la jurisprudence récente sur l’ancien droit sont capitales.
Comment la proportionnalité était (et est souvent encore) évaluée en justice
L’appréciation de la proportionnalité se fait au regard des biens et revenus de la caution. C’est à la caution qui estime son engagement disproportionné d’en apporter la preuve. Les juges analysent alors si, au moment de la signature, il était manifestement impossible pour la caution de faire face à son engagement avec ses moyens.
Les décisions récentes de la Cour de cassation éclairent particulièrement trois points :
1. La Fiche de Renseignements : Un Document Crucial
Bien qu’elle ne soit pas une obligation légale stricte, la fiche de renseignements remplie par la caution pour le créancier est d’une utilité majeure.
- Pour le créancier : Le créancier est en droit de se fier aux informations fournies, sauf anomalie apparente. Il n’est pas tenu de vérifier l’exactitude des sommes déclarées (Cass. com., 21 sept. 2022, n° 21-12.218)
- Pour la caution : Si la caution a rempli une fiche apparemment complète et sans anomalie, elle ne peut pas ensuite prétendre que sa situation réelle était moins favorable et que l’engagement était disproportionné (Cass. com., 18 déc. 2024, n° 23-14.402)
- Attention : Si le créancier n’a pas demandé de fiche, la caution n’a pas l’obligation de déclarer spontanément ses engagements antérieurs. Dans ce cas, le juge devra prendre en compte tous les biens et revenus de la caution dont elle peut prouver l’existence (Cass. com., 4 avr. 2024, n° 22-21.880).
- Limites pour le créancier : La Cour de cassation est stricte dans certains cas. Un créancier ne peut pas ignorer des informations qu’il ne peut pas ne pas connaître, même si elles ne figurent pas sur la fiche. Par exemple, si un banquier fait partie d’un pool bancaire, il doit prendre en compte les autres cautionnements pris par la même personne auprès des autres banques du pool pour apprécier l’endettement de la caution (Cass. com., 22 janv. 2025, n° 23-22.093).
La Date de la Fiche est Déterminante :
- Une fiche signée après le cautionnement ne peut pas être prise en compte pour apprécier la disproportion initiale (Cass. com., 13 mars 2024, n° 22-19.900).
- Une fiche trop ancienne peut permettre à la caution de fournir des preuves complémentaires (Cass. com., 30 août 2023, n° 21-20.222).
- Même l’attitude déloyale de la caution (par exemple, en ne déclarant pas de nouveaux cautionnements sur une vieille fiche) ne suffit pas à excuser le manquement de la banque à son devoir d’information si la fiche est trop ancienne ou absente. La banque peut alors perdre son droit de se prévaloir du cautionnement disproportionné (Cass. com., 30 août 2023, n° 22-13.270).
Que faire si la Fiche est Incomplète ?
Une décision de 2023 (Cass. 1re civ., 15 mars 2023, n° 21-20.017) est venue préciser que si la caution omet de mentionner la valeur d’un bien (comme un immeuble) qu’elle déclare posséder sur la fiche, cette omission n’est pas nécessairement une « anomalie apparente » justifiant de l’ignorer. Au contraire, le juge doit prendre en compte cet immeuble, même non évalué, pour apprécier la proportionnalité. Ne pas déclarer la valeur d’un bien ne permet pas d’échapper à l’appréciation de la disproportion.
2. Les Obligations du Juge Dans l’Appréciation
Plusieurs décisions récentes rappellent et précisent comment le juge doit analyser la situation :
- Le juge ne doit pas prendre en compte les éléments patrimoniaux que la caution n’avait pas déclarés lors de la signature du cautionnement pour apprécier la proportionnalité. L’appréciation se base sur l’« apparence » financière créée par la caution (Cass. com., 18 déc. 2024, n° 23-14.402)
- La disproportion s’apprécie au regard de la capacité de la caution à faire face au montant total de son engagement, et non pas seulement aux mensualités de la dette garantie (Cass. 1re civ., 22 mars 2023, n° 22-11.119)
- La possibilité pour la caution d’obtenir un autre emprunt pour faire face à son engagement peut être prise en compte (Cass. com., 6 juill. 2022, n° 20-16.998).
- Pour les cautions mariées :
Sous le régime de la communauté légale, la disproportion s’apprécie au regard de l’ensemble des biens et revenus propres et communs (Cass. com., 6 juin 2018, n° 16-26.182). Même si un seul époux se porte caution, les biens communs (y compris les salaires des deux époux) sont pris en compte (Cass. com., 30 nov. 2022, n° 21-13.655)
Sous le régime de la séparation de biens, le juge considère les revenus et biens personnels de la caution, y compris sa quote-part dans les biens indivis. L’absence de consentement du conjoint sur un bien indivis n’est pas prise en compte pour l’appréciation de la proportionnalité (Cass. 1re civ., 19 janv. 2022, n° 20-20.467)
- Le juge doit impérativement prendre en compte les engagements antérieurs de la caution envers d’autres banques. Omettre ces éléments est une erreur (Cass. com., 30 nov. 2022, n° 21-11.671).
3. Le Cas Spécifique des Parts Sociales
Pour de nombreux chefs d’entreprise, la valeur de leurs parts sociales est une composante majeure de leur patrimoine personnel. Cette valeur doit être prise en compte pour apprécier la proportionnalité.
- La valeur retenue est celle des parts à la date de l’engagement de caution (Cass. com., 11 déc. 2024, n° 23-15.744)
- Il faut considérer la valeur réelle des parts, pas leur simple valeur nominale (Cass. com., 12 févr. 2025, n° 23-12.599)
- Point crucial : Pour déterminer la valeur réelle des parts détenues par la caution dans la société débitrice, les juges doivent prendre en compte l’ensemble de l’actif de cette société, y compris le fonds de commerce qu’elle exploite, ainsi que son passif. Ne pas le faire constitue une violation de la loi (Cass. com., 12 févr. 2025, n° 23-12.599).
- Une limite importante : La plus-value des parts sociales de la caution qui résulterait directement de l’opération que le cautionnement garantit ne doit pas être prise en compte. Autrement dit, vous ne pouvez pas utiliser l’enrichissement potentiel généré par l’emprunt garanti pour justifier que le cautionnement lié à cet emprunt était proportionné au départ (Cass. com., 10 juill. 2024, n° 22-21.663)
Le « Retour à Meilleure Fortune » : Un Concept pour l’Ancien Droit Uniquement
Comme évoqué précédemment, sous l’ancien droit, même si le cautionnement était initialement disproportionné, le créancier pouvait s’en prévaloir si, au moment où la caution était appelée à payer, sa situation financière lui permettait de faire face à son engagement.
- Cette situation devait être démontrée par le créancier.
- Le moment exact pour apprécier ce « retour à meilleure fortune » était le jour de l’assignation en justice de la caution (Cass. com., 9 juill. 2019, n° 17-31.346)
- Une décision récente a précisé que ce droit du créancier de démontrer le retour à meilleure fortune empêchait la caution d’agir elle-même en justice avant d’être appelée pour demander la déchéance du créancier sur la base de la disproportion initiale (Cass. com., 18 déc. 2024, n° 22-13.721)
Ce mécanisme n’existe plus pour les cautionnements signés depuis le 1er janvier 2022, ce qui rend l’appréciation initiale d’autant plus déterminante.
Points de Procédure à Garder en Tête
Quelques aspects procéduraux méritent votre attention :
- Si vous vous êtes porté caution et avez convenu avec le créancier de régler la dette par petites mensualités, cela ne vous empêche pas de vous prévaloir ensuite du caractère disproportionné de votre engagement initial. Proposer un règlement amiable ne vaut pas renonciation (Cass. 1re civ., 7 déc. 2022, n° 18-15.985)
- Si vous souhaitez vous-même engager une action en justice pour faire constater la disproportion de votre cautionnement (cas moins fréquent), vous disposez d’un délai de prescription de cinq ans. Ce délai court à partir du jour où vous êtes mis en demeure de payer, car c’est à ce moment que vous pouvez appréhender l’étendue potentielle de la disproportion (Cass. 1re civ., 5 janv. 2022, n° 20-17.325).
- Cependant, et c’est un point essentiel en pratique : si vous êtes poursuivi en justice par le créancier et que vous invoquez la disproportion en tant que moyen de défense, ce moyen est imprescriptible (Cass. com., 8 avr. 2021, n° 19-12.741). C’est le cas le plus fréquent.
- Enfin, sachez qu’une caution ne peut pas renoncer à l’avance au droit de se prévaloir du caractère disproportionné de son engagement (CA Reims, 20 févr. 2024, n° 23/01272)
En Conclusion
Le cadre juridique de la proportionnalité du cautionnement, qu’il s’agisse de l’ancien ou du nouveau droit, vise à éviter les engagements ruineux pour les personnes physiques. Les décisions de justice récentes soulignent l’importance cruciale de l’information transmise au créancier lors de la signature (via la fiche de renseignements notamment) et rappellent les critères précis que les juges doivent appliquer pour évaluer votre situation financière, en tenant compte de l’ensemble de vos biens et revenus, y compris les particularités liées à votre régime matrimonial ou à la détention de parts sociales.
Pour vous, chefs d’entreprises, cela signifie :
- Soyez scrupuleux lorsque vous remplissez une fiche de renseignements, mais sachez aussi quels sont les droits et devoirs de chacun.
- Ne sous-estimez jamais l’engagement de caution : évaluez précisément votre capacité financière réelle à y faire face au jour de la signature.
- Si vous êtes appelé en garantie, examinez attentivement si votre engagement était, à l’origine, manifestement disproportionné à vos moyens de l’époque. C’est un argument de défense puissant et souvent imprescriptible.
Le droit évolue, et la jurisprudence continue de le préciser. Rester informé est votre meilleure garantie.