Dans un contexte de multiplication des fraudes financières, notamment les tentatives de « fraude au président », la délimitation de la responsabilité des banques demeure un enjeu majeur pour les entreprises. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Montpellier le 11 septembre 2025 (n° 24/00820), confirmant la décision du Tribunal judiciaire de Perpignan du 25 janvier 2024, apporte une illustration intéressante sur l’obligation de vigilance du banquier, dans le cas d’un seul virement anormal.
Les faits : une fraude de près de 200 000 €
L’affaire opposait la SAS France Feuillard à la SA CIC (venant aux droits de CIC Iberbanco). La SAS France Feuillard, une société exerçant une activité d’importation et d’exportation de produits d’emballage, a été victime d’un virement frauduleux le 18 octobre 2021, d’un montant s’élevant à 198 741,23 €. Ce virement était destiné à une société basée en Hongrie.
L’ordre de virement avait été initié par la secrétaire-comptable de l’entreprise. La banque, la SA CIC, justifiait que cette employée disposait d’une habilitation lui permettant de réaliser toutes opérations de virement sans limitation de montant via les services « Filbanque Entreprise » et « Safetrans » (un processus d’authentification renforcée).
Le Tribunal judiciaire de Perpignan avait initialement condamné la banque à rembourser l’intégralité de la somme. La SA CIC a fait appel, arguant que l’opération était autorisée et que sa responsabilité ne pouvait être engagée.
Le régime de responsabilité applicable : opération autorisée et responsabilité de droit commun
La question centrale était de déterminer le régime de responsabilité applicable.
1. Qualification de l’opération
La Cour a reconnu que le virement litigieux s’analysait bien en une opération autorisée au sens du Code monétaire et financier (CMF). La SA CIC soutenait ainsi que seules les dispositions de l’article L.133-21 du CMF étaient applicables, excluant le régime de responsabilité de plein droit prévu pour les opérations non autorisées (article L.133-18 du CMF).
2. L’Application de la responsabilité de droit commun
La Cour d’appel de Montpellier a tranché en faveur de la responsabilité de droit commun. Il a été jugé que, lorsque l’opération est autorisée, la responsabilité de la banque ne peut être recherchée sur le seul fondement de l’article L.133-21 du CMF, mais bien sur celui de la responsabilité de droit commun.
Ce régime de responsabilité permet de réintégrer la notion de faute du banquier, notamment par manquement à son devoir de vigilance.
L’Obligation de vigilance du banquier face aux anomalies apparentes
Le principe est constant : l’interdiction faite au banquier de s’immiscer dans les affaires de son client cède devant son devoir de vigilance lorsqu’il est tenu de déceler les anomalies apparentes.
Dans le cas de la SAS France Feuillard, la Cour a relevé plusieurs caractéristiques qui constituaient, pour l’établissement financier, une anomalie apparente :
- Le Montant Exorbitant : L’ordre de virement portait sur un montant « exhorbitant » de près de 200 000 €. La Cour a comparé ce montant avec l’historique de la société : la majeure partie des virements ne dépassaient pas 20 000 €, ceux avoisinant 100 000 € étaient rares, et les plus élevés (max 121 000 €) concernaient des bénéficiaires récurrents. La particularité de l’affaire réside dans le fait qu’un seul virement était anormal.
- Le Nouveau Bénéficiaire : Le virement était destiné à un nouveau bénéficiaire.
- La Destination Étrangère : Bien que l’activité de France Feuillard inclue l’import/export, le bénéficiaire était étranger (situé en Hongrie, au sein de l’Union Européenne).
Ces trois éléments combinés auraient dû alerter la banque sur un risque de fraude.
La Cour d’appel souligne par ailleurs que « l’ordre de virement litigieux portant sur un montant exhorbitant de près de 200.000 € à destination d’un nouveau bénéficiaire, étranger de surcroît, fût-il situé au sein de l’Union Européenne, présentait les caractéristiques d’une anomalie apparente permettant de suspecter une fraude qui aurait dû conduire la banque, dans un contexte de multiplication de fraudes dites ‘ au président ‘, à faire valider cet ordre de virement par les dirigeants de l’entreprise avant de l’exécuter, le seul appel de l’ensemble de ses clients à la prudence inscrit sur les relevés de compte, n’étant pas de nature à établir l’exécution par la banque de son devoir de vigilance à l’égard de la société France Feuillard« .
Conséquences
La Cour d’appel a estimé que cette anomalie apparente aurait dû conduire la banque à prendre des mesures de sécurité supplémentaires, notamment faire valider cet ordre de virement par les dirigeants de l’entreprise avant de l’exécuter. Le simple fait d’avoir appelé ses clients à la prudence sur les relevés de compte n’était pas suffisant pour établir l’exécution du devoir de vigilance.
En conséquence, la Cour d’appel de Montpellier a confirmé le jugement de première instance en toutes ses dispositions. Le préjudice de la société France Feuillard a été considéré comme résultant de la seule faute de la SA CIC.
La SA CIC a été condamnée à payer à la SAS France Feuillard la somme de 198 741,23 €, assortie des intérêts légaux, confirmant ainsi sa responsabilité et la nécessité d’un remboursement intégral. Cette décision souligne l’importance pour les établissements financiers de mettre en place des systèmes d’alerte sophistiqués permettant de détecter les opérations présentant des caractéristiques inhabituelles par rapport aux habitudes de paiement de leurs clients.