Cour de cassation, Chambre commerciale, 21 mai 2025, 24-11.783, Inédit
Une décision récente de la Cour de cassation met en lumière les obligations des banques et la question épineuse de la disproportion des cautionnements. Il s’agit d’une affaire impliquant un Groupement Agricole d’Exploitation en Commun (GAEC) et une Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel (CRCAM). Une véritable feuille de route pour permettant d’illustrer les différentes problématiques qui se posent dans ce type de dossier.
Les origines du litige
L’affaire prend sa source entre 2013 et 2015, période durant laquelle la Caisse Régionale de Crédit Agricole Mutuel des Côtes-d’Armor a consenti dix-neuf prêts professionnels ou immobiliers au GAEC de [Adresse 7]. En parallèle, Mme [W] [I] et M. [D] [J], associés du GAEC, se sont portés cautions solidaires pour six de ces prêts via des actes sous seing privé.
Suite à des difficultés financières rencontrées par le GAEC courant 2017, et après la dénonciation d’un accord de suspension des échéances par la banque, le GAEC, Mme [I] et M. [J] ont assigné le Crédit Agricole devant le tribunal judiciaire de Saint-Brieuc. Ils réclamaient des dommages et intérêts pour manquements de la banque à ses obligations de conseil, de surveillance et d’information, et demandaient l’annulation de leurs cautionnements pour disproportion manifeste. En retour, la banque a demandé le paiement du solde des prêts par le GAEC et l’exécution des engagements de caution par Mme [I] et M. [J].
Le Jugement de Première Instance (Tribunal Judiciaire de Saint-Brieuc – 17 décembre 2020)
Le tribunal avait initialement débouté le GAEC de sa demande en dommages-intérêts. Il avait condamné le GAEC à payer diverses sommes au titre des prêts. Concernant les cautions, le tribunal avait jugé que la CRCAM ne pouvait se prévaloir des engagements de caution souscrits les 5 avril et 7 septembre 2013, estimant qu’ils étaient disproportionnés. En revanche, l’engagement de caution du 15 janvier 2015, souscrit par Mme [I] et M. [J], n’avait pas été jugé manifestement disproportionné, et le tribunal les avait solidairement condamnés à payer 34 392,32 euros au titre de ce prêt.
L’Arrêt de la Cour d’Appel de Rennes (22 décembre 2023)
Le GAEC, Mme [I] et M. [J], ainsi que le Crédit Agricole, ont interjeté appel de cette décision. La Cour d’appel de Rennes a examiné les griefs des parties sur plusieurs points clés.
Sur l’Octroi de Crédit Excessif et les Obligations de la Banque :
Le GAEC soutenait que le Crédit Agricole avait manqué à ses obligations de conseil, d’information et de mise en garde en octroyant des crédits excessifs, certains contrats n’étant même pas signés et aucune étude prévisionnelle n’ayant été demandée pour évaluer ses capacités de remboursement.
La banque, de son côté, affirmait que le GAEC devait être considéré comme un emprunteur averti compte tenu de l’expérience de ses représentants dans le domaine agricole (17 ans). Elle soutenait que le nombre et la proximité des prêts n’impliquaient pas un risque d’endettement excessif, car les financements étaient adaptés à la situation de l’exploitation, visant son agrandissement et sa modernisation. La banque imputait les difficultés du GAEC à la crise laitière et à la propre carence du GAEC (oubli de solliciter des subventions).
- Obligation d’Information : La Cour d’appel a rappelé que la banque, bien que dispensatrice de crédit, n’a pas à s’immiscer dans les affaires de son client pour apprécier l’opportunité de ses opérations. Pour les prêts signés par les représentants du GAEC, la Cour a considéré que l’emprunteur était présumé avoir été informé préalablement sur les caractéristiques de chaque contrat. Cependant, pour le prêt n° 00385311459 du 11 juillet 2013 (150 000 euros), dont l’exemplaire produit par la banque ne comportait aucune signature de l’emprunteur, la Cour d’appel a constaté que le GAEC n’avait pas contesté avoir perçu les fonds ni réglé les échéances jusqu’en juin 2017. Elle a donc infirmé le jugement de première instance sur ce point et a condamné le GAEC à payer le solde de ce prêt, ainsi que les intérêts.
- Devoir de Mise en Garde : Ce devoir n’est dû par le banquier que si le crédit est excessif et fait courir un risque d’endettement à un emprunteur non averti. La Cour a jugé que le GAEC n’avait pas démontré l’existence d’un endettement excessif au moment de l’octroi des prêts en 2013, 2014 et 2015. Les prêts de 2013 (889 995 euros au total) étaient destinés à accompagner un projet d’agrandissement et de modernisation, et le GAEC disposait de capacités financières suffisantes à cette date (endettement de 17% au 1er juillet 2013). Les documents produits par le GAEC pour prouver l’endettement excessif étaient postérieurs à l’octroi des prêts, et donc inaptes à apprécier la situation au moment de la conclusion. La Cour a qualifié le GAEC d’emprunteur profane (ses compétences ne pouvant se déduire de sa seule expérience agricole), mais cela n’a pas suffi à établir un manquement de la banque, faute de preuve d’un risque d’endettement excessif au moment de l’octroi des prêts.
Sur le Caractère Disproportionné des Engagements de Caution :
L’article L. 341-4 (devenu L. 332-1) du Code de la consommation stipule qu’un créancier professionnel ne peut se prévaloir d’un cautionnement conclu par une personne physique dont l’engagement était manifestement disproportionné à ses biens et revenus au moment de sa conclusion, à moins que le patrimoine de cette caution ne lui permette de faire face à ses obligations au moment où elle est appelée. La disproportion s’apprécie par rapport aux biens et revenus de la caution, y compris les biens communs et les parts sociales détenues dans la société cautionnée.
- La Cour d’appel a rappelé que les engagements de caution de M. [J] et Mme [I] dataient des 5 avril 2013, 7 septembre 2013 et 15 janvier 2015. Elle a constaté, à partir des fiches de renseignements de 2013, que les cautionnements souscrits le 5 avril 2013 (pour un total de 377 000 euros) étaient disproportionnés aux revenus et patrimoine de M. [J] (118 400 euros) et Mme [I] (329 400 euros). Il en était de même pour les cautionnements du 7 septembre 2013 (270 000 euros supplémentaires).
- La Cour d’appel a infirmé le jugement de première instance en ce qui concerne le cautionnement du 15 janvier 2015, considérant qu’il était également disproportionné aux revenus et patrimoine des cautions, ceux-ci étant toujours associés dans le GAEC en janvier 2015.
- Retour à meilleure fortune : La Cour d’appel a jugé que la banque n’avait pas prouvé que les cautions étaient en mesure de faire face à leurs obligations au moment de la mise en demeure (mars 2019). Elle a souligné que la banque s’était contentée de reprendre les valeurs de biens déclarées en 2013 sans démontrer que la valeur de la maison de M. [J] était toujours de 290 000 euros ou que Mme [I] disposait toujours de son épargne de 61 000 euros en 2019.
En conséquence, la Cour d’appel a conclu que la banque ne pouvait se prévaloir d’aucun des engagements de caution souscrits par Mme [I] et M. [J].
La Cassation Partielle (21 mai 2025)
L’affaire ne s’est pas arrêtée là. La Cour de cassation, saisie par les deux parties, a rendu un arrêt de cassation partielle le 21 mai 2025.
- Sur l’Obligation d’Information (Prêt n° 00385311459) : La Cour de cassation a censuré la Cour d’appel sur le prêt non signé (n° 00385311459). Elle a jugé que le fait que le GAEC ait perçu les fonds et réglé les échéances jusqu’à une certaine date n’était pas suffisant pour établir que la banque avait rempli son obligation d’information sur les caractéristiques du prêt. La Cour de cassation a rappelé qu’il appartient à l’établissement prêteur d’informer l’emprunteur afin qu’il s’engage en toute connaissance de cause. Les motifs de la Cour d’appel étaient « impropres » à prouver l’exécution de cette obligation.
- Sur la Disproportion des Engagements de Caution (Valeur des Parts Sociales) : La Cour de cassation a également cassé l’arrêt d’appel concernant l’appréciation de la disproportion des cautionnements. Elle a souligné que la Cour d’appel avait pris en compte la valeur nominale des parts sociales du GAEC (€60 800) détenues par M. [J] et Mme [I] pour évaluer leur patrimoine. Or, la Cour de cassation a rappelé que c’est la valeur réelle ou économique des parts sociales qui doit être prise en considération pour apprécier les biens et revenus de la caution (ce principe est régulièrement rappelé par la Cour de cassation, voir notamment en ce sens : Cass. com., 12 févr. 2025, n° 23-12.599). La banque avait d’ailleurs soutenu que les actifs du GAEC étaient valorisés à 406 588 euros au 1er juillet 2013. En se basant sur la valeur nominale, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.
La Cour de cassation a donc renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Rennes, autrement composée, pour qu’elle re-examine ces points.
Les Enseignements Clés pour les Professionnels
Cette décision est riche d’enseignements pour tous les acteurs du droit bancaire :
- L’Obligation d’Information de la Banque : Une Preuve Exigeante : Même si un emprunteur a perçu les fonds et réglé les échéances, cela ne dispense pas la banque de prouver qu’elle a effectivement fourni toutes les informations nécessaires avant la conclusion du prêt. Les contrats non signés ou les informations incomplètes peuvent fragiliser la position de la banque. Il est essentiel pour les établissements de crédit de conserver une traçabilité impeccable de toutes les informations précontractuelles.
- L’Appréciation de la Disproportion du Cautionnement : La Valeur Économique Prédomine : C’est un point crucial : lors de l’évaluation du patrimoine d’une caution détenant des parts sociales dans la société cautionnée, il faut impérativement prendre en compte la valeur réelle, économique ou vénale de ces parts, et non leur simple valeur nominale. Pour les cautions, cela signifie que la valeur de leurs parts peut être un actif significatif à considérer. Pour les banques, cela implique une analyse financière plus approfondie de la société cautionnée au moment de la conclusion du cautionnement pour évaluer correctement la solvabilité de la caution.
- La Preuve du « Retour à Meilleure Fortune » de la Caution : Même si un cautionnement est initialement disproportionné, la banque peut s’en prévaloir si elle prouve que le patrimoine de la caution lui permettait de faire face à son obligation au moment où elle est appelée. Cette affaire réaffirme que la charge de cette preuve pèse sur la banque, et qu’elle ne peut se contenter de données anciennes ou approximatives. Des éléments actualisés et concrets sont indispensables.
Cette décision rappelle l’importance pour les banques de structurer rigoureusement les financements, de s’assurer de la complétude de l’information précontractuelle et de documenter de manière exhaustive le processus d’octroi de crédit et de cautionnement. Pour les emprunteurs et les cautions, c’est une invitation à la plus grande vigilance et à la nécessité de consulter un avocat pour défendre leurs droits face à des engagements financiers complexes.